L’île Seguin est un lieu incontournable de l’histoire française. Dans un contexte où les jeunes luttent pour leur droits, nous sommes partis à la rencontre de ces anciens travailleurs de chez l’usine Renault.
Retour vers le passé pour un avenir plus radieux.
Pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?
Ariski Hamazouse : J’ai travaillé chez Renault durant 40 ans. Je suis parti à la retraite en 2014. En 1998, on a décidé de créer cette association « ATRIS » (Association des Anciens Travailleurs de Renault-Billancourt de l’Ile Seguin) pour raconter ce qui s’est passé dans cette entreprise.
Roger Sylvain : J’ai travaillé 42 ans dans cette usine. J’étais ouvrier professionnel et militant syndicaliste. Durant 25 ans, j’ai été à la direction de la CGT.
Georges Eschimt : J’ai effectué des études d’ingénieur et j’ai commencé à travailler chez Renault en 1950 où je suis resté pendant 34 ans. Durant la première moitié, j’ai été affecté au site de Billancourt, puis je suis allé travailler au bureau d’étude à Rueil.
Mohamed Ifour : J’ai été embauché le 29 mai 1973, je suis arrivé à Paris à l’âge de 18 ans.
Pourquoi ressentez-vous le besoin de faire ce devoir de mémoire ?
Ariski : Dans cette entreprise, 58 nationalités différentes cohabitaient et il y avait au total 38 000 salariés de toutes catégories (ouvriers, employés, techniciens, agents de maîtrise, cadres), parmi lesquels 10 000 d’origines étrangère. Ce devoir de mémoire, il est destiné à nos enfants et petits-enfants. Il faut qu’ils sachent ce qui s’est passé dans cette entreprise. Nous voulons raconter toutes les luttes syndicales et les avancées sociales obtenues et nous souhaitons le transmettre grâce à notre association.
Roger : C’est important de cultiver la mémoire personnelle et collective. Pour la majorité des gens, Renault Billancourt était mythique grâce à nos acquis sociaux. On a notamment empêché nos ministres de l’époque de dormir, comme par exemple Jacques Chaban-Delmas qui déclarait « Quand Renault éternue, c’est la France qui s’enrhume ». On était très médiatisé à l’époque. C’est important de se souvenir de ces luttes, surtout en ce moment où le mouvement ouvrier est décrié. Il faut savoir qu’en 1962, nous avons été les premiers à obtenir la 4ème semaine de congés payés.
Plus jeune, quel type de métier souhaitiez-vous exercer ?
Georges : J’aurais aimé être ingénieur, mais je ne savais pas si j’en étais vraiment capable. Finalement, j’ai réussi et je ne regrette pas d’avoir travaillé à Renault Billancourt.
Pouvez-vous nous expliquer votre arrivée en France ?
Ifour : En France, je devais travailler pour subvenir aux besoins de mes parents et mes frères. Ensuite, j’ai espéré exercer un métier qui me plaisait comme la mécanique ou la soudure. Mais finalement, j’étais bloqué à l’entreprise même si je n’étais pas d’accord.
Vos familles sont-elles venues immédiatement avec vous ?
Ariski : Je suis arrivé seul à 19 ans. Je n’ai vécu que la guerre avec mes parents. À la fin de la guerre d’Algérie, j’avais 12 ans, je ne suis pas allé l’école à cause du FLN (Front de Libération National, parti politique algérien). Heureusement pour moi, j’ai pu rencontrer « les pères blancs » qui nous ont appris les bases du Français. Ensuite, j’ai suivi une formation forestière car le pays avait besoin d’être reboisé suite aux dégâts causés par la guerre. Puis, je me suis marié en Algérie en 1972 et ma femme m’a rejoint un mois après.
Vos espoirs sur place ?
Ifour : Je suis venu pour travailler mais aussi pour rester en France.
Quelles ont été vos conditions de travail à l’époque ?
Roger : Je suis rentré chez Renault à 15 ans, un an après la Seconde Guerre mondiale. Je suis venu pour apprendre le métier d’ajusteur. Les conditions de vie étaient difficiles car on était dans un contexte où il fallait reconstruire la France. A l’usine, je travaillais 9 heures par jour et 48 heures par semaine. Mais j’étais jeune et ça ne posait pas de problème. Je n’ai jamais travaillé sur les voitures mais sur les machines-outils. Chez Renault, j’ai passé 42 années sensationnelles ! Quand j’ai effectué mon service militaire au Maroc, j’ai découvert des choses révoltantes, notamment au niveau du travail pour les enfants. Cet épisode de ma vie a influencé ma manière de voir les choses plus tard.
Quelles étaient les relations avec vos collègues ?
Georges : Je suis un cas particulier, car à l’époque on m’appelait le mouton à cinq pattes (rires). Dans toutes les entreprises, l’opposition entre ceux qui exécutent et ceux qui ordonnent a toujours existé. Mais personnellement, j’ai toujours rêvé d’une solidarité entre les gens. Hélas, je pense que la France est un pays de castes où les différentes catégories sociales ont du mal à se mélanger.
L’inégalité salariale entre les femmes et les hommes existait-elle ?
Ariski : Il y avait très peu de femmes dans notre usine. Mais effectivement, les hommes gagnaient plus qu’elles car notre travail était considéré comme plus difficile. Cette discrimination est encore présente chez Renault, notamment au niveau du montant des retraites.
les conditions de certains ouvriers sont parfois précaires. Est-ce que vous même vous vous retrouvez dans cette difficulté ?
Roger : Quand on est ouvrier ce n’est pas facile mais ça n’avait rien à voir avec aujourd’hui. À l’époque, il y avait du travail et se faire embaucher était une chose facile.
Comment avez-vous lutté pour vos droits ?
Roger : Quand Ariski arrive chez Renault, il existe 15 salaires pour les OS (ouvrier spécialisé). En effet, l’ouvrier était payé par rapport à la machine sur laquelle il travaillait, c’était la rémunération par étude de poste. Donc la bataille a été rude.
Avez-vous eu le soutien de partis politiques ?
Roger : Ça dépend (rires). Oui, le parti communiste de l’époque nous soutenait.
Pensez-vous que vos soucis de l’epoque reflètent finalement la société d’aujourd’hui ?
Georges : À l’époque, on sortait de la Seconde Guerre mondiale, le contexte était tout à fait différent. Avec la libération de la France, en France, il y avait une grande solidarité entre les gens. Par contre, je trouve que la génération de mes enfants vit davantage dans l’individualisme.
Beaucoup d’émigrés ont quitté leur famille pour venir travailler en France. Si c’était à refaire, le referiez-vous ?
Ifour : Bien sûr, car je suis venu pour travailler.
Ariski : On a quitté nos pays par manque de travail et cela à cause du colonialisme ! On était considéré comme des indigènes, c’est à-dire des citoyens de seconde zone. Mais aujourd’hui quand je vois la situation de l’Algérie, je ne serais pas parti.
Roger : J’ai longtemps vécu avec des émigrés. Pour un certain nombre, la France était un moyen de gagner de l’argent et ils pensaient ensuite repartir au pays. Mais ça s’est avéré plus compliqué qu’ils ne le pensaient, car ils se sont mariés et leurs enfants ont été scolarisés en France. Maintenant, ça fait 50 ans qu’ils vivent ici, ce qui a créé une double culture.
Ariski : Mais il y a autre chose. Il ne faut pas oublier qu’il s’agit de pays plongés dans la corruption et la dictature. C’est la pensée unique qui règne. Chez Renault, on a incité des travailleurs à retourner vivre chez eux ! Mais on a combattu ce système. Le problème également, c’est que nous n’avons pas été formés en France. Du coup, on ne pouvait rien transmettre si on retournait au bled.
Aujourd’hui comment qualifieriez-vous votre niveau de vie ?
Georges : Je pense qu’on a un niveau de vie nettement meilleur que celui de la jeunesse actuelle. Aujourd’hui, la chose frappante, ce sont les inégalités sociales entre les riches et les pauvres qui ont augmenté de manière incroyable. Et c’est l’un des soucis de fond de la société française. Mais ça reste quand même un pays riche. Je rêve d’une mesure politique qui définisse un salaire maximum. Je suis surpris que la masse des français tolère ces écarts.
Roger : Déjà entre nous quatre, il y a des différences de retraites. Ma plus grosse conquête a été l’acquisition de retraites convenables. Car on avait un régime à 8 % alors que chez Citroën était à 4%. Malheureusement, beaucoup de retraités touchent moins de 1000 euros par mois, notamment les femmes.
Quels conseils donneriez-vous à la jeune génération ?
Ariski : Déjà, je l’apprécie beaucoup car j’ai des enfants. Le travail scolaire est fondamental ! Car plus on a de diplômes, plus on a de possibilités de réussir dans la vie. On a la chance d’être dans l’école de la République et il ne faut pas penser à la discrimination que l’on peut subir à cause de nos origines. Aujourd’hui, chez Renault le directeur du marketing est un homme de couleur, il ne faut pas perdre espoir.
Ifour : Qu’il faut se battre pour avoir du travail ! Ne pas baisser les bras.
Aujourd’hui des jeunes manifestent pour leur avenir, vous en pensez quoi ?
Ariski : Ils ont raison ! Mais les jeunes sont quand même moins mobilisés qu’à notre époque. Concernant la loi travail, ça bouge et c’est bien. Tout ce que les anciens ont gagné risque de partir, donc les combats actuels sont légitimes.
On s’aperçoit que le racisme est plus ouvertement affiché, notamment sur les réseaux sociaux. Quand on sait que certains émigrés sont venus pour reconstruire la France, quel est votre sentiment ?
Ariski : Moi, le racisme, je l’ai subi avec mes parents durant la guerre. Dans les années 70, quand je suis venu en France, il y avait toute une polémique autour du pétrole et la nationalisation de l’hydrocarbure. Et il y avait des réflexions comme « s’il vous manque du pétrole dans votre voiture mettait un arabe dedans » et il y a même eu une série de meurtres. La France, ce n’est pas un pays de racistes même si des gens votent pour le Front National. Dans une usine comme Renault Billancourt, on a lutté contre le racisme. Mais ce combat est long. Dans les années 50, on traitait les juifs comme des moins que rien. Mais ils ont réussi à s’insérer dans la société, grâce à l’école.
On se rend compte que des jeunes en mal de reconnaissance se radicalisent alors qu’à l’époque ce phénomène n’existait pas. Comment expliquez-vous ce fléau ?
Georges : La violence est dans la nature humaine mais on doit se combattre de manière non violente. Regardez les grands hommes : Gandhi a obtenu l’indépendance de l’Inde avec ce processus, Nelson Mandela a pardonné quand il est sorti de prison. Mais ce n’est pas simple, du temps de la Seconde Guerre mondiale, ceux qui avaient besoin de violence allaient au front et c’était réglé. La non-violence est une force politique importante.
Vous pensez que c’est un problème d’ordre religieux ou ça découle d’un souci social ?
Ariski : À notre époque, il n’y avait pas de foulard. Les gens ne revendiquaient rien. Les Musulmans se rasaient le dimanche, mettaient un costume, avec une cravate et allaient à la mosquée de Paris en priant en toute discrétion. Maintenant, certains jeunes se radicalisent alors qu’ils ne connaissent rien à la religion car ils ne l’ont pas étudié. Ces jeunes là se sentent discriminés et montrés du doigt. L’islam est une religion de paix et de tolérance. Mais aujourd’hui on s’entretuent.
Roger : Dans la société française depuis 50 ans, on a créé des politiques d’exclusion envers cette population émigrée. Le mot radical est détourné avec le terrorisme . Maintenant, il y a plus de contrepoids au capitalisme et ce phénomène amène la misère et derrière la déviation.
QUESTION FUN
Aujourd’hui, tout se passe sur internet. Si internet avait existé à votre époque, auriez-vous séduit une femme sur un site de rencontres ?
Georges : Aie aie aie (rires). Non, je ne crois pas. Il faut que vous sachiez que toute cette technologie ne se fabrique pas avec des ordinateurs !
Ariski : Ce n’est que du virtuel ! Moi je préfère le texte, la poésie, d’ailleurs c’est comme ça que j’ai fait (rires).
À votre époque, quel était le vêtement qu’il fallait absolument porter ?
Ifour : À l’époque, dans les années 40, il n’y avait pas de style. On s’habillait avant tout pour se couvrir.
Aujourd’hui, le rap sert aux jeunes à revendiquer des choses à travers des textes. À votre époque, la musique était-elle déjà un moyen d’expression ?
Roger : Oui, quand on a vu arriver le hip-hop et cette nouvelle façon de danser, ça a joué un rôle dans la société.
Georges : Oui, à notre époque, il y avait de grands chanteurs comme Georges Brassens ou encore Yves Montand.
L’art de rue, plus particulièrement le graff était considéré comme du vandalisme, mais aujourd’hui cet art est entré dans les galeries d’art. si vous aviez quelque chose à taguer, ce serait quoi ?
Ariski : Je taguerais le mot « LIBERTÉ » pour tous les hommes du monde !
Les smartphones sont une véritable évolution bien qu’ils ont envahi nos vies. Qu’en pensez-vous ?
Roger : On y peut rien, on s’adapte et ça va de plus en plus rentrer dans la vie courante.
Nous avons passé une journée riche en transmission. Si comme nous vous souhaitez rencontrer ces 4 héros, vous pouvez prendre contact avec l’association qu’ils ont fondé.
Association des Anciens Travailleurs de Renault-Billancourt de l’Ile Seguin (ATRIS)
113, Allée du Forum – 92100 Boulogne-Billancourt
Tél : 06 18 46 58 75
mohamed_amri03@yahoo.fr / atris.renault@hotmail.com
Sources photos : ©Urban Street reporters by Ingrid Floriane
Magnifique reportage ! Merci beaucoup pour cette transmission !
Didier Bourg